Nouvelle de Georges Blin

I- Découverte macabre

En cette fraîche matinée de mars couverte de gelée blanche Sylhab est mort. Le corps raidi, droit comme un I, est étalé sur le carrelage blanc. La scène est lugubre sous l'éclairage blafard des lampes de sécurité. Quelques petites taches de sang sous la tête sont de couleur coquelicot. Un filet figé s'échappe d'entre les dents. La mort remonte à peu de temps : au maximum une petite heure. Il fait encore nuit noire à Saint-Florent autour du Centre Louis Aragon. Le gardien en arrivant était inquiet. Il avait eu un pressentiment au moment d'ouvrir la porte d'entrée donnant sur la grande rue. En descendant de sa Dauphine bleue, il avait frissonné, le froid sans doute, mais certainement aussi autre chose. Il est environ huit heures quand il découvre le cadavre, immédiatement il téléphone.

Comme tous les ans à la même époque, le Groupe Artistique Florentais organise son Salon. Il y a environ huit jours que le vernissage a eu lieu. Avec 360 œuvres, 150 participants, 6000 visiteurs, c'est un moment quasi incontournable de la vie de cette petite commune du département du Cher. Située à cheval sur la rivière du même nom, la ville, traversée par l'ancienne voie romaine, a conservé les ruines de l'ancien pont. Un château féodal surveillant le passage a été remodelé au XVIII ème siècle, puis racheté par la municipalité qui en a fait l'Hôtel de ville.

C'est dans cette contrée, qu'à des époques différentes, ont lieu ces événements. Ma famille, impliquée dans cette histoire, en a conservé jusqu'à nos jours des traces. Grâce à mes recherches généalogiques et aux documents conservés par mes grands-parents, j'ai pu en démêler le fil.

II – Au château de la Tour de Boure.

Le chariot tiré par deux bœufs faméliques -la France vient de connaître des années de disette, eux en ont réchappé- s'approche du gué de Saint-Ambroix sur la chaussée de César (voie romaine). Il est suivi par quelques mules fort chargées. Le cocher a été averti de la proximité du gué par l'odeur humide et pourrissante des feuilles de peupliers qui bordent l'Arnon. Il va falloir descendre ; le vieil homme a très mal aux épaules et se fait aider par ses jeunes assistants Salaï, Francesco et Battista. Il y a peu d'eau et une passerelle vétuste faite de pierres empilées et de bois. C'est le début de l'automne. Les passagers ont quitté les rives de l'Arno, il y a deux mois. Bientôt ils seront arrivés à Saint-Florent sur Cher pour passer l'hiver au château de La Tour de Boure -de nos jours Tour de Bau-. Le château est situé en descendant le Cher, entre Saint-Florent et le petit village de Villeneuve.

En cette année 1516, le Pape Léon X (Jean de Médicis)-il vient d'être battu par François Ier à Marignan- a confié un parchemin à Léonard afin qu'il le remette à l'évêque de Bourges (Francesco de Médicis son cousin). Ce dernier a été nommé par Léon X, mais dorénavant, le Concordat de Bologne autorise François Ier à choisir les prélats.

Le château féodal de La Tour de Boure est bâti sur un promontoire des bords du Cher. Au cœur de la cour centrale le donjon domine. De son sommet, par temps clair, la cathédrale de Bourges est visible. Cette demeure est formée de cinq tours entourées d'un fossé profond du côté de la plaine qui s'étend vers Morthomiers et Bourges. Du côté du village de Villeneuve, un peu à l'écart, il y a un bois. Un souterrain part des caves du donjon pour aboutir dans une grotte sur les rives sablonneuses du Cher. Les terres et le château appartiennent au chapitre de la Sainte Chapelle de Bourges. Le seigneur Adrien de Falifard de Blotard et sa femme l'occupent avec leur domesticité.

Léonard se fait vieux, ces longs voyages le fatiguent ; avec ce bras gauche souffreteux il doit compter sur l'aide de ses jeunes accompagnateurs et amis fidèles. Il a bien inventé un fauteuil articulé monté sur quatre barres métalliques flexibles comme des ressorts et fixé au chariot au dessus de l'essieu, mais ses articulations le font souffrir.

Le trajet a été long sur la route mal carrossée ; devant le pont-levis il sourit de bonheur : le voilà arrivé à destination pour le repas de midi. C'est un festin qui l'attend dans la salle de garde peu chauffée. Durant le repas, un jeune troubadour de Villeneuve agrémente les convives de sa musique douce et gaie ; il se nomme Jean Belin (mon arrière-arrière-arrière grand-père). Il impressionne l'hôte de marque Léonard et ses jeunes amis qui, plus tard, le surnommeront Bellino en hommage à sa gentillesse et à sa beauté. Adrien et son épouse Mathilde ont bien fait les choses.

Entre la Tour de Boure et Villeneuve, le voyageur Léonard aime se promener dans le bois en cet automne doux et doré qui pourrait lui rappeler la Toscane. Cependant il ne voit guère le paysage il réfléchit tout en marchant à ses nombreux projets. Comme il ne restera que cet hiver à la Tour de Boure, il est urgent d'aller à Bourges et rencontrer Francesco de Médicis afin d'étudier les travaux que celui-ci veut réaliser.

Tiens, il y a quelqu'un au bout de l'allée ! C'est le tailleur de Villeneuve qui cherche des champignons. Il y a en cette saison, sur ce terrain calcaire et sous les chênes, des poussées de pieds de moutons et de cèpes. Fin novembre, il y aura, si le temps le permet et si la lune est montante, des ronds d'oreilles d'épines. Les deux hommes se saluent, bavardent et, les affaires étant les affaires... Léonard reprend ses rêveries dans l'allée du bois après avoir commandé deux manteaux pour l'hiver et une tunique d'apparat.

Quelle heureuse rencontre pour le tailleur ! Voilà une belle commande qui émane du château où travaille comme lingère, Marie sa femme. Quant à leur fils, Jean, c'est le jeune troubadour, il a seize ans.

Réflexion faite, j'ai bien agi : les hivers en Berry sont plus rudes que ceux des rives de l'Arno, se dit Léonard.

Marie attend un sixième enfant, quatre sont morts en bas âge. Dans l'échoppe de son mari sur la place de l'église, sans tarder elle s'empresse d'exécuter la commande de Léonard. Sur le devant de la tunique, le parement agrémenté de dessins géométriques sera en fils d'or sur ce velours grenat. Elle ne manque pas d'idées et décide de broder sur le côté gauche une petite salamandre – bien plus tard Lacoste la copiera en apposant un petit crocodile sur les vêtements -. D'ailleurs, l'année suivante, la petite salamandre fera fureur à Bourges sur les tuniques et houppelandes, aussi bien chez les nobles que chez les bourgeois.

III- Un salon pas comme les autres.

En ce début décembre, le bureau - le comité directeur du Groupe Artistique- est réuni pour préparer l'exposition de peintures du mois de mars prochain. C'est la routine car depuis vingt ans rien n'a changé. Or, cette année, un problème se pose car seront exposées des tapisseries de très grande valeur et il faut un gardiennage de nuit très sérieux, l'assurance l'exige.

Le club ne peut pas se permettre financièrement durant quinze jours, la surveillance par un gardien que lui propose une société : les tarifs sont trop onéreux. Il faut trouver une autre solution. Après maintes discussions avec l'assurance et l'entreprise de gardiennage, nous en trouvons une. Là, nous avons les moyens. Il s'agit d'un compromis. La première semaine un bénévole du groupe assurera le gardiennage de nuit ; pour la deuxième, la société nous propose un chien.

La salle d'exposition du Centre Louis Aragon est désormais retenue pour quinze jours ; il faut confirmer les dates et envoyer à la mairie le chèque d'environ 1600 euros pour la location.

Cette année il y aura environ 360 œuvres exposées.

Le vernissage aura lieu le samedi vers 17 heures. Il faudra dès le jeudi transporter les panneaux d'accrochage en camion depuis notre dépôt et installer. Nous sollicitons des volontaires, de la main d'œuvre pour disposer les panneaux et accrocher les tableaux. Qui aidera à monter les panneaux dans le camion loué pour l'occasion ? A-t-on assez de crochets ?

Quelles sont les personnes à inviter, en plus de la liste officielle ?

Pour le vernissage il faut prévoir le nombre de bouteilles de vin blanc, du sirop de mûres pour le berrichon, du cidre, des jus de fruits pour les enfants. Les petits gâteaux seront des croquets.

Qui installera les tables pour le vernissage ainsi que pour le repas du soir ? Qui se chargera des courses : boissons, apéritifs, fromage, nappes en papier ?

Pour le buffet campagnard du soir, nous commanderons le nécessaire au traiteur.

En même temps que les panneaux, il faudra prendre au dépôt la vaisselle du club, assiettes, couverts, verres et des plateaux.

Pour l'éclairage et la sonorisation, nous demanderons au responsable du Centre. Où pourra-t-on placer le petit orchestre prévu pour le dîner ?

Souvent ce sont les dames qui réceptionnent les huiles, pastels, aquarelles, sculptures, tapisseries, poèmes, abat-jour, pâte à sel et autres objets à exposer. A l'aide du programme, elles cocheront le nom de l'artiste, regarderont s'il a réglé le droit d'accrochage. Parfois, elles déballeront, garderont les emballages pour les réexpéditions, numéroteront les œuvres et rangeront à part les tableaux qui concourent pour le thème : cette année l'amour.

Les programmes présentent les artistes, les invités d'honneur, les sponsors, les prix distribués. Ils ne sont pas encore terminés ni imprimés. Qui se chargera des démarches chez l'imprimeur et de parfaire leur composition ? Faut-il augmenter leur prix cette année ?

Pour le buffet campagnard payant, nous gardons le prix de l'an passé.

Des bonnes volontés ayant été trouvées afin que l'organisation soit à la hauteur, la séance se termine très tard. Une date est fixée pour une prochaine réunion, avant le salon. La dizaine de membres du groupe réuni ce soir, se quitte en se souhaitant une bonne nuit.

IV Le copiste.

La palette accrochée au pouce gauche, un pinceau dans l'autre main, Christian copie un tableau représentant un personnage équestre : l'ancien propriétaire du château de Villeneuve. Le châtelain commande en effet des copies des tableaux de ses ancêtres, afin de mettre les originaux en lieu sûr. Installé dans le salon de style Louis XIII chauffé à l'électricité, Christian -assis sur un tabouret devant le chevalet- contemple avec la châtelaine le tableau bientôt terminé. Cette dernière aimerait lui montrer des toiles qui sont au grenier. Peut-il revenir cet après midi ?

- Nous les regarderions ensemble, pouvez vous ?

L'escalier en pierre qui conduit dans les combles est en colimaçon et très étroit, il fait sombre. Les toiles entassées sous une vieille tapisserie élimée et poussiéreuse sont très anciennes et dans ce triste état que l'on ne voit plus grand-chose. Que peut-on en tirer ?

Sans doute rien. Cependant, celle-ci qui est toute noire a une dimension intéressante.

- La voulez-vous ? Prenez-la !

- Oh merci. Je pourrai peindre par-dessus. La toile m'a l'air bonne, après un décrassage à l'eau savonneuse et une couche d'apprêt, dans cet ancien cadre, ce sera parfait.

La partie la plus ancienne du château situé sur les bords du cher à l'entrée de Villeneuve en venant de Saint-Florent, est sans doute la vieille tour du XVème. La chapelle est plus récente et date du XVIIIème. Elle est située dans la cour intérieure, encastrée dans les bâtiments. Du premier, dans le salon Louis XIII, on aperçoit par la fenêtre le Cher qui se languit entre les saules sur les sablettes en cet hiver humide.

Christian a fait l'école des Beaux Arts de Bourges, est monté à Paris, a travaillé dans des ateliers de restauration, puis fait des copies au Louvre grâce à une carte d'accréditation. Revenu en région Centre dans le Berry, il s'est spécialisé dans la copie d'œuvres anciennes que les châtelains des alentours ne peuvent laisser dans leur demeure, car certains tableaux ont des signatures très connues. Les vols sont légion, l'hiver, dans les châteaux vides et malgré les alarmes les plus sophistiquées. Il en est de même pour les églises où le travail de restauration ne manque pas, mais où l'argent fait défaut.

V Léonard à Bourges

A quelques lieues de là mais des siècles en arrière, par la fenêtre à meneaux de sa chambre, Léonard contemple deux hérons qui pêchent le goujon et l'ablette dans les eaux froides de la rivière. Il prépare son entrevue avec Francesco de Médicis, prélat à la cathédrale Saint Etienne.

Enroulée dans un tube de zinc, une toile qu'il veut montrer au Médicis, dans un autre, des plans hydrauliques sont posés sur une desserte, ainsi que la lettre explicative du Pape sur la nouvelle nomination des évêques d'après le dernier concile. Bourges n'est pas loin en chariot, tiré cette fois par deux beaux chevaux. Léonard est vite arrivé à l'évêché. Francesco le reçoit en tant qu'ambassadeur de sa Sainteté dans la salle du duc Jean. La conversation en italien porte sur les guerres, Florence, Pise, la douceur du climat, le long voyage pour parvenir jusque là, les douleurs du corps humain. Léonard n'a pas oublié de transmettre la lettre du pape, officiellement.

- Nous allons passer dans l'oratoire, j'ai du travail pour vous et vous allez me montrer votre peinture, nous seront plus à l'aise pour discuter.

Quelques heures plus tard, ils se dirigèrent vers la cathédrale, mais Léonard, fatigué, ne put monter les trois cent soixante-cinq marches qui lui auraient permis de voir dans sa globalité ce marécage que Francesco voulait lui faire aménager.

Dans ce cloaque humide passent l'Yévrette, la Voiselle, l'Yèvre, le Faux Pallouet, le Langis. Ces eaux mêlées ont bien du mal à s'y retrouver, sauf en été, quand le niveau est au plus bas et que le croassement des grenouilles et crapauds, comme des guides, leur permettent de regagner leur propre lit et de trouver la bonne sortie.

Une fois ces cinq cours d'eau restructurés, des canaux perpendiculaires creusés, les berges surélevées, ce petit Venise sans habitations permettrait de faire des cultures vivrières dont la ville en expansion a bien besoin. Ce marais mis en valeur rapportera à l'évêché. Le projet est ambitieux, mais possible selon Léonard qui en dresse rapidement les plans.

Après un souper léger, Léonard, épuisé, demande la permission de se retirer dans sa chambre où une servante originaire du Piémont l'accompagne. Il séjourne au Palais quelques jours avec ses assistants, Salaï (« petit diable », nom d'un démon) et Francesco, qu'il fait venir de Villeneuve pour l'aider à prendre des notes et faire des croquis. Jean Belin avec sa vielle s'est joint à ses deux nouveaux amis de son âge et agrémente, en compagnie de Léonard à la lyre, les quelques soirées passées chez le Médicis.

A la seigneurie de la Tour de Boure la vie est plus calme, plus propice à la réflexion et au travail. Les promenades en sous bois sont bénéfiques pour la pensée de Léonard. Ses deux jeunes amis le suivent et concrétisent les idées du maître par une quantité de croquis et d'esquisses à main levée sur des feuillets.

Demain, le tailleur doit venir au château pour les essayages. Marie sa femme a demandé si cela convenait dans la matinée. Léonard acquiesce.

VI- Le vol

L'inspecteur de police qui a fait le tour de la salle d'exposition du Centre Aragon avec sa torche électrique a remarqué des traces d'aliments au bas d'une bouche d'aération. Il s'est empressé de les mettre dans un sac plastique pour analyse. Dès que le jour est levé, il s'aperçoit que sur la toiture la cheminée d'aspiration a été démontée, déboîtée, enlevée. C'est donc par là que le chien Sylhab a été neutralisé, sans doute empoisonné, pauvre bête. Qu'a-t-on volé ? Il faut faire venir le président du groupe artistique pour le lui demander. Aucune porte n'a été fracturée. Par où le ou les voleurs sont-ils entrés ? Peut-être connaissaient-ils le code d'accès ? Une porte de sécurité n'était-elle pas fermée ?

Pour l'instant, l'inspecteur, le président du groupe, quelques membres du bureau n'ont rien vu d'anormal. Il faut prendre le catalogue des exposants et entrer dans le détail pour bien vite s'apercevoir qu'un tableau a disparu.

Il s'agit d'un paysage bucolique avec des moutons, un étang et une petite église dans le lointain, se rappelle-t-on, intitulé : Campagne Berrichonne. Rien de bien particulier, il y avait des œuvres beaucoup plus importantes entre autres les tapisseries à dix mille euros.

« Nous avons frisé la catastrophe », fait remarquer le président. Alors pourquoi celui-là ? Il faut porter plainte et l'enquête pourra alors commencer : recherches d'empreintes, interrogatoires, vérifications diverses, le train-train habituel de la police.

VII - Le vernissage.

Au milieu de la salle les panneaux verticaux ont été placés et fixés. Quelques membres du groupe circulent avec un marteau dans une main et une boîte de crochets X dans l'autre. L'accrochage mural des œuvres a commencé. Celles d'un même artiste seront regroupées. Elles seront installées avec goût en essayant de ne pas exposer des œuvres d'artistes similaires les unes à côté des autres. Il faut varier, par exemple aquarelle puis huile. Parfois ménager sa peine car on décrochera. L'œil du président a vu deux artistes qui ne s'aiment pas côte à côte, parfois les couleurs ne se marient pas, un grand tableau écrase un petit, ne pas mettre celui-ci derrière la porte, celui-là manque de lumière, il faut tout repousser et il n'y a plus de place et voici un retardataire.... Certains bénévoles se sont réservé l'accrochage des tableaux du thème sur la scène. Il y a peu de place et beaucoup d'œuvres. Le courage est nécessaire : le mur est en briques, pas moyen de mettre un clou. Un système astucieux a été mis au point pour contrer la difficulté mais à chaque fois il faut passer derrière.

Enfin, deux jours et demi plus tard, arrive le samedi où, en principe, il n'y a plus que quelques détails à mettre au point : installer la sonorisation, modifier l'éclairage, dresser les tables pour le vin d'honneur, préparer l'accueil des visiteurs et apporter les programmes. Ce n'est jamais complètement fini.

Le président est sur scène, fait son discours, remercie, donne la parole au Maire, au Président du Conseil Général, aux députés, au Préfet, distribue les prix de la Municipalité, du Lion's Club, des commerçants, de la Poste, fait parler les nominés. Il fait chaud, on reconnaît des amis, on bavarde à voix basse en écoutant d'une oreille, on est debout, il fait encore plus chaud sous ce spot, on est libéré : c'est le pot de l'amitié, enfin quelque chose de frais. Il y a beaucoup de monde, les serveurs à demi nus déguisés en Amours avec leurs cœurs roses énormes et leurs flèches (le thème est l'Amour) font sauter les bouchons des bouteilles de cidre et de blanc. Il n'y a plus assez de verres, les femmes derrière le bar les lavent pour la troisième fois. Il faut de nouveau sortir des bouteilles du réfrigérateur. Quelle chaleur ! L'invitée d'honneur très entourée, un verre à la main, est heureuse. Elle vient de vendre au Préfet un tableau de sable : Mouvance.

Maintenant on nettoie avant de remettre les tables pour le buffet campagnard. Il faut repousser quelques tableaux, l'entrée est petite pour accueillir les cent trente convives. Ensuite il y a bal. Nous enlèverons les tables. J'attends la danse du tapis.

Le discours du président à l'apéritif est sobre : il souhaite un bon appétit et une bonne soirée à tous.

C'est moi ce soir, je devrais dire ce matin, qui ai l'honneur de faire la première garde durant la nuit. Tous me souhaitent une bonne nuit quoique courte, sur mon lit de camp raide installé près d'un téléphone.

VIII La Vierge à la Grotte.

Dans sa chambre au château de la Tour de Boure -en 1231 appelé Tour de Boz- accompagnés de ses aides, Léonard tourne et se retourne devant un miroir avec cette ébauche de manteau bâti, pendant qu'à genoux le tailleur met à longueur. Les manches sont amples sous les bras, plus serrées au poignet, l'ensemble descend sous le genou. La couleur rose est du plus bel effet. L'autre manteau, bien plus long, en drap, sera fuchsia avec un col en martre. En revanche, la tunique est terminée, Marie l'apportera demain en venant travailler au château.

- Vous serez très surpris, du moins je l'espère : Marie, ma femme, a ajouté un pourpoint brodé, depuis votre premier essayage, et autre chose.

- Nous avions conclu du prix, mais comme vous et votre famille, vous êtes montrés si aimables, Francesco, Salaï et moi, vous ferons aussi une surprise. L'idée m'en est venue en voyant votre épouse attendre votre dernier. La sortie du souterrain au Cher m'a aussi inspiré. Nous sommes passés par là, souvenez-vous en revenant de Villeneuve et en marchant sur le lit de la rivière gelée.

- è una bella madonna dit Salaï en pouffant.

- zitto ! salaï. (Petit diable).

Le lendemain aux aurores, après une bonne nuit de repos - enfin hier soir il n'y avait pas d'invités et un bouillon a suffi au dîner !- Léonard a faim. Dans la nuit, il a vu le mouvement à donner à son tableau et a hâte de commencer l'esquisse, Francesco continuera. Ce sera mieux si Marie peut poser. Il demandera à Adrien sieur de quoi ? Ah ! de Blotard, s'il le permet.

Marie est toute émue et n'ose bouger, ça tombe bien pour une pose.

Assise sur un tabouret devant la fenêtre à meneaux, elle a l'air bien fragile avec son bonnet rond de dentelles, sa robe noire et son beau visage aux pommettes roses. Dans ses bras une poupée de son fait office d'enfant Jésus. Léonard assis devant son chevalet esquisse et finit à l'huile le visage. Il est fatigué. Le reste sera peint par Salaï et Francesco. Toujours ce bras gauche qui se paralyse.

La composition est originale. Cette vierge à l'enfant devant l'entrée d'une grotte rappelle la crèche. Dans le lointain, un paysage de neige à l'étude est d'une blancheur immaculée pour le moment et fait contraste avec deux hérons foncés guettant leurs proies. Dans la grotte, trois jouvenceaux assez dévêtus, éclairés par un rai de lumière, jouent de quatre instruments de musique : de la lyre, du luth, de la flûte, une vielle est posée parterre.

C'est déjà splendide alors que ce n'est pas encore terminé. C'est une huile sur toile – de nos jours elle ferait 77 x 53 cm -. Marie est quasiment ankylosée quand elle se lève, c'est bien la première fois qu'elle reste assise si longtemps, elle si vive.

Quant elle voit son visage, le seul achevé, elle se trouve plus vraie que nature. Ses seuls mots sont.

-  Oh ! Merci. Faudra-t-il revenir ?

Non, ce ne sera pas nécessaire.

Après avoir payé en pièces d'or les vêtements, Léonard invité à Villeneuve dans la modeste demeure du tailleur à l'occasion du baptême de son filleul le petit Léonard, offrit le tableau « La Vierge à la Grotte » à Marie.

En fait, il fit deux vierges à l'enfant Jésus durant son séjour en Berry. L'autre tableau beaucoup plus grand était une commande de Francesco de Médicis pour la cathédrale. Il fut peint sur place par ses assistants dans un froid glacial en cet hiver de 1516. Le maître, très encapuchonné et que l'on monta sur l'échafaudage grâce à un moufle, peignit les visages et fit les retouches nécessaires pour donner perspective, vie et mouvement à l'œuvre, par des fondus de couleurs, de noir et blanc, si caractéristiques de son art . - Ce dernier tableau brûla à la révolution de 1789 dans une chapelle latérale de la cathédrale -.

Le premier qui servit en somme de modèle resta longtemps accroché au dessus de la couche de Marie. Souvent le soir elle priait à genoux devant le tableau. Marie, mon arrière- arrière- arrière grand-mère était très pieuse. Beaucoup plus tard, elle fit don du tableau à la paroisse de son village quand le petit Léonard se maria.

Léonard de Vinci avec ses jeunes amis Gian Giacomo Caprotti , Francesco Melzi et Battista de Villanis continuèrent leur voyage début avril jusqu'au château de Cloux (Clos Lucé). Leur halte au château de la Tour de Boure leur permit d'attendre le roi qui guerroyait dans le Milanais et qui ne rentra qu'au printemps.

Léonard dessina les plans de Chambord et montra sa Mona Lisa enroulée dans un tube à François Ier, avant de rendre l'âme à 67 ans en août 1519. La construction de Chambord commença vers cette date, ainsi que l'aménagement et l'assainissement des marécages derrière la cathédrale Berruyère.

IX- Garde, et découverte.

Pendant la première nuit de garde que j'ai passée au milieu de tous ces tableaux, je n'en menais pas large, surtout quant à quatre heures du matin la ficelle de l'aquarelle de monsieur Lamour a rompu. Le bruit me réveilla. J'attendis longtemps tendant l'oreille et dans un silence insoutenable me demandant ce que j'allais faire avant de me lever et d'aller voir avec ma lampe torche. Elle papillonnait dans ma main tremblante.

Les statues bougeaient, les reflets sur les cadres devenaient monstrueux, je vis le verre cassé, le cadre déboîté, mais l'aquarelle n'était pas déchirée. Je ne sais même pas ce qu'elle représentait. Tout à coup un bruit de grêle s'abattit sur la toiture et me fit encore plus peur. Je me recouchai tremblant, écoutai dans un silence intense, me rendormis. Quand on vint me chercher à neuf heures, je fus soulagé. Dans quelle galère m'étais-je mis ?

Le dimanche suivant dernière garde de Richard, ensuite ce sera le chien. Richard, vingt quatre ans, est membre du groupe. Il vient d'une famille d'artistes - sa mère est poétesse son père sculpteur -. Il a fait les Beaux Arts, est au chômage ainsi que ses parents. Les temps sont durs, surtout pour ceux qui espèrent vivre de leurs talents. Tous trois sont très sympathiques, toujours prêts à vous rendre service.

Pour ne pas perdre son temps, avant de s'endormir sur le lit de camp installé près du téléphone, il s'était mis à poil, avait chaussé ses petites lunettes de protection et avait branché sa lampe à bronzer. Au bout d'un moment il se leva pour aller aux toilettes et en revenant il remarqua au travers d'un tableau posé sur un chevalet, par transparence et grâce sans doute aux UV, autre chose que ce qui était peint. En regardant de plus près, il fut surpris par la signature.

En jouant avec l'éclairage de la lampe, il comprit. Il eut du mal à s'endormir : que devait-il faire ? En parler demain ? Ne rien dire et acheter le tableau, mais après ?

Le lendemain, la nuit ne lui ayant pas prêté conseil, excité, il ne dit rien et réfléchit en surveillant constamment ce tableau. Le prix de ce paysage n'est que de cent cinquante euros, mais ce qu'il y a dessous, si c'est authentique....

X - Assassinat du copiste.

Lundi après midi, ne pouvant plus attendre, Richard téléphone à Paris dans une galerie où travaille Christian.

Téléphone, c'est pour vous Christian.

Qui est-ce ?

De la part d'un nommé Richard.

Allo ! oui. Richard. Ah ! c'est toi.

Richard lui raconte alors sa nuit de garde et sa découverte époustouflante due à son bronzage.

Tu n'as rien dit à personne j'espère ; ne dis rien, j'arrive à Saint-Florent mercredi en voiture, attends-moi et ne dis rien, tu entends !

Mercredi soir Christian n'est pas de retour. Richard éteint son portable pour la énième fois.

Les journaux locaux font leurs gros titres ce matin : « Mort d'un peintre florentais sur l'autoroute. ». La Nouvelle République du Centre Ouest et le Berry Républicain, indiquent qu'hier au soir vers vingt deux heures sur une aire d'autoroute en Sologne, a été découvert dans un fourré le corps sans vie d'un peintre nommé Christian. Pour le moment, on n'en sait pas plus.

Le groupe artistique est en émoi ; Christian est très connu, c'est un ami de tout un chacun. Richard explique qu'il lui a téléphoné et qu'il devait revenir de Paris mercredi, mais n'explique pas les raisons de ce retour précipité.

Avec plus d'informations, la presse écrit : le SRPJ d'Orléans mène l'enquête, on attend le rapport d'autopsie, toutefois on pense qu'il s'agit d'un assassinat, règlement de compte peut-être ; rien apparemment n'a été volé dans la voiture.

Gros titre ce matin : Vol à Saint-Florent au Centre Aragon, le chien de Garde empoisonné. C'est un rebondissement dans l'affaire puisque le tableau qui a disparu est celui de Christian.

XI - Trop bavard.

A Montmartre dans la Galerie Orsino où il travaillait quelquefois, Christian tout content n'avait pas pu retenir sa langue longtemps et avait tout raconté : la comtesse comme il l'appelle -qui lui a donné cette toile ancienne provenant de l'église de Villeneuve, un tableau caché à la révolution -, le bronzé avec sa lampe UV qui a découvert très certainement dessous un tableau de Léonard de Vinci, le salon florentais dans lequel il expose l'oeuvre actuellement, la toile qui représente un étang, des moutons, une église, peinte du côté d'Henrichemont pas très loin du pays des potiers de La Borne.

XII - L'accident.

Les enquêteurs d'Orléans ont appris tout cela et ont vite fait le rapprochement avec la galerie parisienne. Le directeur de Chez Orsino ne savait rien, mais, très questionné par un inspecteur de la répression des fraudes pas commode du tout, il a fini, bien embêté, par donner des noms : ceux de deux Italiens de passage à Paris pour des transactions louches dans le domaine de l'art.

A Bourges, une ronde de nuit de la police a vu une Lamborghini immatriculée en Italie stationner dans le parking d'un hôtel tout à fait bas de gamme à l'entrée de l'autoroute. Un inspecteur a fait cette remarque :

- « Tiens, ceux là font des économies : au prix où est l'essence... ça téte ce genre de bagnole ! ». La voiture a été aperçue également à Saint-Florent. La police fait le rapprochement. Un mandat d'arrêt international est lancé, la police des frontières informée. Mais avec ce bolide, même à cent trente sur l'autoroute, il ne faut pas deux jours pour passer la frontière italienne ; les deux hommes sont certainement déjà arrivés dans leur pays.

En effet, la toile volée de Léonard - enroulée dans un tube en inox et cachée dans l'arceau de sécurité de la voiture - est arrivée à Florence sans encombre.

Dans un petit atelier de peinture via De'Sassetti dans le vieux Florence, Francesco Velzi dit « le chanteur » et Giacomo Capriatti dit « le diable » sont en pourparler avec le peintre copiste et faussaire Antonio Fausti. Ils veulent être présents quand celui-ci grattera délicatement la couche supérieure de l'œuvre léonardienne.

Mais c'est un travail de longue haleine, il me faudra plus d'un mois !

Je n'ai pas le temps, il faudra aller plus vite, dit le diable.

Mais c'est impossible !

Si. Tu seras payé en conséquence. Commence demain sinon....je te dénonce.

Un mois et demi est passé quand nos deux compères se retrouvent à Venise. Ils attendent dans le palais d'un riche Américain amateur d'art et collectionneur : Johnson Benson O'Gama. Depuis les baies à meneaux donnant sur le Grand Canal, on voit dans le lointain deux campaniles qui se reflètent dans les eaux sales de la lagune. Dans ce salon salle de bal les murs sont recouverts de tableaux sur trois niveaux. Mais les plus beaux, les tableaux de maîtres, les plus rares et ceux que personne n'a vus se trouvent, à l'abri des regards, dans des pièces secrètes en Floride sous la villa du collectionneur.

-Ah ! Mes amis vous voilà, que me réservez-vous ? Au téléphone vous m'avez dit : une surprise.

- Oui, un Léonard de Vinci inconnu, une vierge à l'enfant dans une grotte.

- Vous plaisantez !

- Non. Ce n'est pas un faux, nous avons vérifié. Sa valeur est confortable : cinquante millions d'euros.

- Diable ! Oh pardon Giacomo. Puis-je le voir, est-il avec vous ?

- Non, trop risqué de s'aventurer avec ça. Mais nous allons prendre rendez vous. Il est à Florence.

- Oh ! Je suis si content, faisons vite. Nous discuterons aussi du prix, si cela en vaut la peine.

Ils fixèrent le rendez vous à mi-chemin, à Bologne dans la villa d'un ami, pour le surlendemain.

Personne ne revit la vierge offerte à Marie, peinte par Léonard et ses assistants en Berry.

Sur l'autoroute qui les conduisait à Bologne le Diable et le Chanteur se tuèrent vers Ferrare à deux cent dix km/h, déchirant le rail de sécurité et s'encastrant dans un peuplier. Le sort en avait voulu ainsi ; eux qui avaient étranglé Christian pour connaître le code d'entrée du Centre Aragon et volé son tableau, finissaient sur l'autoroute tout comme lui. On était en automne et personne n'avait senti cette bonne odeur de feuilles de peupliers mouillées pourrissantes. La voiture prit feu, ils furent tués sur le coup et leur âme de tueur alla droit en enfer.

La police italienne mise au courant les avait repérés et était prête à les arrêter.

Si vous avez le temps cet été - cela en vaut la peine - passez vos vacances en Italie ! Faites les casses de voitures et cherchez un tube dans les arceaux de sécurité ; tout n'a peut-être pas brûlé. Soyez patient, là-bas il y a beaucoup de Lamborghini...

8 FIN